J’aurais pu choisir pour titre : j’ai enfin lu une dark romance. Ou : j’ai lu une dark romance, comme tout le monde…

Qu’est-ce que la dark romance et pourquoi on parle de ces livres ?
Si vous n’avez jamais entendu parler de la dark romance, je vous fais un résumé rapide. Il s’agit d’un genre littéraire hyper à la mode en ce moment, particulièrement auprès des jeunes, plutôt les femmes. La dark romance est censée se définir par une romance avec de la violence, et des relations toxiques. Les mecs y sont irrésistibles en plus d’être des énormes brutes.
Parfois, je sors la tête de ma bulle et je me rends compte que tout le monde n’est pas obsédé par la dark romance… Mais vraiment, dans mon travail (autrice, donc) j’ai l’impression qu’elle est partout. Pour être plus précise : elle a inondé Tiktok (où je passe un certain temps, merci Booktok), on m’en parle quand je rencontre des élèves, et il s’agit aussi d’un genre en plein essor (alors que les ventes de livres en général ont tendance à ralentir).
Mais pourquoi les jeunes de 2025, qui ont grandi avec #metoo, se jettent sur ces romans où les personnages féminins prennent cher ?
Des chiffres pour comprendre le phénomène dark romance
Le Centre national du livre a publié récemment le baromètre réalisé par Ipsos sur les Français et la lecture. Cette étude est réalisée tous les deux ans. Je trouve les résultats fascinants : la plupart des genres littéraires sont en baisse. Sauf un secteur… celui du roman sentimental, avec la romance et la « new romance » (la même chose mais plus de scènes de cul) : 26% des lecteurs en lisent. Et la dark romance fait son entrée comme catégorie à part avec 7% qui la lisent (10% si on ne prend que les filles).
C’est pas énorme, vu comme ça, mais si on s’intéresse aux âges de lecture, on voit que chez les 15-19 ans, la dark romance est lue par 27% des lecteurices. Et c’est là que ça commence à piquer… Vous voyez le problème ? Le public qui lit le plus ces histoires d’amour qui se veulent toxiques, malsaines et violentes (pleines de TW comme on dit), ce sont les jeunes.

Mon avis sur la dark romance, à l’époque où j’avais jamais lu de dark romance
Perso, en rencontres auprès d’un jeune public (souvent des ados, lycéens) on m’a déjà posé la question : qu’est-ce que je pense de la dark romance ? Et moi, n’en ayant pas lu un seul livre, effrayée par les TW promis, j’avais toujours la même réponse. Je disais : « personnellement, je n’ai pas envie de lire quelque chose de violent« . Et aussi : « je pense qu’il ne faut pas en lire trop jeune« . (Après, j’étais bien incapable de dire à quel âge ça me semblait OK !). À force de traîner sur Tiktok, j’avais quand même nuancé mon discours. J’ajoutais : « je sais que les lectrices disent avoir conscience de la toxicité de ce qui est décrit. Pourtant… Je pense qu’il faut faire attention, et ne pas en lire trop jeune« .
Je donnais mon avis sans avoir lu de dark romance, mais j’avais deux excuses pour le faire. D’abord, je savais que je ne voulais pas lire un livre où les VSS sont explicites et au centre de l’intrigue (chacun ses limites, c’était la mienne). Ensuite, je connais quand même un peu le sujet. J’ai lu pas mal d’ouvrages et d’articles sur les VSS (violences sexistes et sexuelles). Je me suis beaucoup questionnée sur le sexisme de notre société et notre tendance à fermer les yeux (activement) sur les violences. Je sais qu’être exposé à du contenu sexuel (a fortiori violent) jeune a des conséquences dévastatrices. Je m’intéresse à l’actualité de l’éducation à la vie affective et sexuelle, et m’inquiète de voir qu’on ne prend pas assez ça au sérieux. Et enfin, je suis autrice de la collection l’Ardeur. Je défends l’existence de cette collection, l’importance de parler de sexe aux jeunes sans tabou… Mais aussi de façon adaptée.
La romance, le succès, le mépris, et le sexisme
La romance, c’est pas mon truc. Mais ce que je préfère, dans la romance… Ce sont les larmes de sel des gens qui voient des femmes s’en mettre plein les fouilles avec des histoires à l’eau de rose, hahaha. Parce que même si, perso, j’aime pas en lire, je pense que ce genre est d’autant plus méprisé qu’il est majoritairement écrit par des femmes, pour des femmes. Tout le monde est toujours chaud pour taper sur la romance et ses histoires stéréotypées, mais beaucoup moins sur les paroles sexistes dans les chansons et sur les histoires toxiques au cinéma… Quand des femmes gagnent de l’argent et s’émancipent du male gaze il y en a qui ont le seum. Vraiment. C’est ce qui arrive dans une société sexiste.
Petit aparté romantasy : la romantasy, c’est une romance, mais dans un univers fantasy. Genre romance avec des faes, des dragons, que sais-je. Toujours pas mon truc (vous l’aurez compris), mais ce genre (très populaire) a un doux goût de revanche. J’ai passé mon adolescence à lire de la SF et de la fantasy où les personnages féminins étaient des objets, des trophées, ou, au mieux, des vilaines. Le viol était un ressort narratif comme un autre. Avant Game of Thrones en série, la fantasy c’était souvent mal vu, et en plus c’était assez boys’ club. Là aussi, c’est cool de voir des femmes se (ré)approprier cet espace.


Le Tiktok qui a tout déclenché
Je scrollais tranquille sur Booktok, loin de savoir que ma vie allait basculer (un peu). Soudain, je vois la photo d’un tatouage tout frais : une lectrice s’est fait tatouer une citation de Troublemaker : « Sa peau est bleue. Bleue comme un océan trop froid. Pas comme devrait l’être la peau d’une fille. » Là, vraiment, je bug : être marquée par un livre au point d’en faire un tatouage, ça veut dire que c’était puissant. Je lis les commentaires et je tombe des nues : « ce roman m’a guérie« , « ce roman m’a aidée« … Si la dark romance est censée tourner autour de la violence et de la toxicité, comment ça peut aider les lectrices ?
Bref : c’est parti pour Troublemaker, 800 pages, de Laura Swan (24 ans et des millions de lecteurices). June Grey, l’héroïne; 18 ans, est victime de violences intrafamiliales et de harcèlement scolaire. Sa mère l’a abandonnée, sa belle-mère la bat, son père ferme les yeux. Son amie d’enfance est devenue son bourreau et mène une vraie campagne de harcèlement contre elle. La raison : June lui aurait piqué son mec (en fait… c’est plus compliqué que ça, et oui, elle a été victime). Le prof de maths, le seul qui était un peu sympa avec elle, s’est suicidé. Ambiance…
Un soir où elle est toute seule à la maison (la famille part en weekend sans elle, bien sûr), il y a un cambriolage. Un des cambrioleurs la découvre cachée dans son placard, mais il ne la dénonce pas. Il la fait taire et prétend que la maison est vide. Les autres sont armés, il l’a certainement sauvée… Quelques semaines plus tard, le prof de maths suicidé est remplacé par un jeune homme. Qui n’est autre que Shayn Scott, le fameux cambrioleur. Au début, Shayn fait du chantage à June : si elle le balance, il fera de sa vie un enfer. Mais quand il réalise qu’elle vit déjà un enfer, il se met en tête de la protéger.
Ben, évidemment que les jeunes lisent de la dark romance !
Si ce résumé ne vous a pas encore convaincus, sachez que moi, en 100 pages, j’étais à fond. Les violences intrafamiliales, c’est une réalité, le harcèlement scolaire aussi. Ce livre montre une héroïne qui subit des violences extrêmes, pourtant elle ne s’effondre pas. Un homme violent entre dans sa vie. Il est effrayant, sauf que ce qu’elle vit l’est encore plus. Et finalement, lui, il est capable de la protéger, même de la sauver. C’est hyper réconfortant comme histoire, en fait.
J’avais vu passer des vidéos ou des posts en mode « je me suis infligé une dark romance pour pas mourir bête… » et j’espère vraiment ne pas donner cette impression de mépris. Lire Troublemaker ça m’a un peu remise à ma place. Je me dis qu’il faut une sacré position privilégiée pour cracher sur tout ce genre littéraire.
Il y a deux réalités qui coexistent dans les sphères féministes / engagées. D’un côté, la nécessité de parler des VSS : mettre des mots sur ces violences permet de les identifier et d’éduquer. De l’autre côté : on fustige les romances et la dark romance qui perpétuent des stéréotypes dans les relations. Et c’est vrai : homme fort défend femme en détresse, déjà. Mais je pense que la réalité est bien plus nuancée et que la dark romance n’est pas incompatible avec le féminisme… Des jeunes femmes s’emparent des sujets qui comptent (la violence, la violence dans le couple) et en font des histoires où les héroïnes triomphent de leurs traumas. Mépriser la dark romance, c’est refuser à une partie de cette génération de s’approprier ces sujets.

J’ai eu peur que Troublemaker soit une exception, alors j’ai lu The Devil’s Sons
Troublemaker ne sera pas ma lecture de l’année pour autant. Le style ne m’a pas convaincue et le rythme non plus. Mais j’ai quand même accroché, au point que je me suis dit « il y a erreur« . « Peut-être que Troublemaker est une exception. » Du coup j’ai enchaîné avec le bestseller du moment, The Devil’s Sons de Chloé Wallerand. Avalone arrive à l’université et se retrouve mêlée à un gang de bikers. J’ai moins accroché mais j’ai retrouvé les mêmes ingrédients : les hommes violents et effrayants utilisent leur violence pour défendre et protéger l’héroïne.
Elle est là, la clé du succès de la dark romance. Désolée mais après tous ces polars où le point de départ de l’intrigue est une femme morte ou disparue, après toutes ces séries où les mecs toxiques sont censés être « gentils » (coucou Ted Mosby), les films où les femmes sont là pour faire joli, les agresseurs qui continuent à passer à la télé, … On ne les a pas volées, ces histoires où, pour une fois, les figures masculines viennent prendre la défense des filles (et le font passionnément).
Est-ce que je deviens fan de dark romance ? Trop pas. Vraiment je préfère lire des livres au style plus travaillé, et moins longs. Mais ça aussi, c’est fascinant : l’autrice de Troublemaker, elle a commencé sur Skyblog. Puis ces histoires ont été publiées sur Wattpad. Si elles sont éditées et vendues aujourd’hui, c’est parce qu’elles ont rencontré le succès sur ce réseau social d’écriture. Le lectorat les réclame, malgré leurs défauts. Et c’est ça que je trouve magique : le succès de la dark romance (du blog au réseau social au bestseller) vient concurrencer les parcours habituels des livres. Tout ce qui casse l’élitisme littéraire est bon à prendre, à mes yeux.

Au final, je recommande la dark romance ? Pas vraiment
Alors, ça reste vrai : les thèmes abordés dans la dark romance sont violents et les histoires sont stéréotypées. C’est à lire avec du recul, avec une certaine maturité. Et surtout, il faut pas lire que ça. Plus on lit de choses différentes et plus on prend du recul.
Pour autant, est-ce que la dark romance mérite la panique morale dont elle fait l’objet ? Probablement pas. Ce que j’ai lu était moins violent que Sons of Anarchy, Vampire Diaries, Breaking bad… J’ai pas lu les Liaisons dangereuses (trop la flemme, faites-moi un procès) mais j’ai vraiment le sentiment que c’est plus malsain que la dark romance de base. Et si 10% des lectrices de 15-19 ans lisent de la dark romance, il faut pas oublier que 30% des mineurs fréquentent les sites pornographiques.
Ces inquiétudes sont fondées : les inégalités femmes-hommes persistent et un quart des hommes de 25 à 34 ans pensent qu’il faut parfois être violent pour se faire respecter. C’est terrifiant. Alors pourquoi on se trompe de cible ? Pourquoi on parle plus de la dark romance que des influenceurs masculinistes ? La dark romance fait un bon bouc émissaire quand on n’a pas envie de creuser plus. Un peu comme les jeux vidéos sont souvent accusés de rendre les jeunes violents, sans qu’on se donne la peine de voir plus loin.
En conclusion : si vous êtes adulte, intéressez-vous à ce que lisent les jeunes qui vous entourent. Si vous êtes jeune et que vous lisez un truc dérangeant, ne restez pas seul.e avec ça. Si vous trouvez ce sujet intéressant, partagez mon article autour de vous. Et si vous voulez que les jeunes de votre lycée ou de votre médiathèque découvrent d’autres livres que la dark romance, invitez-moi pour en parler avec eux ;).